Vendredi matin, je me suis levé assez tôt pour faire la route de Rēzekne à Tartu. Il y avait du monde pour prendre son petit-déjeuner à l'hôtel et très vite toutes les tables ont été occupées. Un monsieur de peut-être soixante-dix ans ou pas loin, au teint buriné, une triple boucle à l'oreille droite et affichant un grand sourire m'a demandé en anglais s'il pouvait s'installer en face de moi.
Nous avons immédiatement entrepris une conversation pour réaliser très vite que nous étions deux Français face à face. Ce monsieur est originaire de Lorient en Bretagne et fait également le tour des Pays Baltes en solo en conduisant sa voiture camionnette. Il n'a pas de circuit pré-établi et habituellement dort sous la tente.
Cette rencontre quasi improbable, de bon matin à Rēzekne, m'a bien intéressé. Cette autre approche du voyage au jour le jour m'a peut-être conduit à prendre un peu de distance avec le programme assez précis que j'ai établi pour chaque étape. Ces trois derniers jours je me suis donné davantage de temps pour simplement aller où le regard me conduisait, sans à chaque fois avoir un but de visite.
J'ai bien pris la route comme prévu pour aller à Tartu, dite capitale universitaire et intellectuelle de l'Estonie et des Pays Baltes. Après m'être bien promené en Latgale lettone, région assez pauvre, très rurale, russophone et plutôt catholique, j'avais très envie de retrouver cette ville vivante et jeune où je suis déjà allé l'an dernier.
Je me suis arrêté dans cette ancienne ville allemande nommée jusqu'en 1920 Walk. Il se trouve qu'aujourd'hui la frontière entre la Lettonie et l'Estonie passe au travers de cette ville. Le dessin de coupure territoriale avait alors donné lieu à un compromis, réactivé en 1991 lorsque les deux pays ont quitté l'URSS et repris leur indépendance. Cette ville se partage donc maintenant entre Valka (lettone) et Valga (estonienne).
L'année dernière lors de ma première venue à Tartu j'avais rencontré longuement Indrek qui enseigne à l'université. Vendredi en fin d'après-midi nous nous sommes retrouvés dans une église luthérienne à l'occasion de l'opération Nuit des Églises où les églises de la ville laissent leurs portes ouvertes. Il était là avec sa femme Eleri et leurs trois jeunes garçons dont j'ai pu faire la connaissance. Le but était de grimper au sommet du clocher pour avoir une vue sur la ville.
J'ai été très surpris en pénétrant dans cette église car on se trouve comme face à un mur, devant une montée d'escalier sur toute la largeur et permettant d'atteindre un plateau placé à environ deux mètres de hauteur. Indrek m'a expliqué que cette configuration datait de l'époque soviétique, cette église étant alors utilisée comme centre sportif. On avait construit une structure pour rehausser le plancher et disposer d'un grand terrain de basket indoor. Depuis l'indépendance, la fonction religieuse a repris son droit de cité mais s'exerce sur cette plate-forme surélevée, en attendant que des travaux puissent être effectués pour réhabiliter la nef qui en a vraiment besoin.
La famille d'Indrek m'a proposé de les rejoindre le lendemain matin (donc hier) pour partager le petit-déjeuner. Ils habitent un petit appartement dans une grande maison traditionnelle qui a été rénovée. Après ce copieux petit-déjeuner j'ai de nouveau bien parlé avec Indrek. Après avoir discuté un moment de nos vies respectives et de nos enfants, la conversation est revenue sur la situation géopolitique et la crise en Ukraine. Indrek sait que le temps d'une paix viendra nécessairement entre l'Ukraine et la Russie. S'il la souhaite la plus rapide possible et à des conditions acceptables pour les Ukrainiens, il redoute ce moment car il reste convaincu que cela rendra possible une agression de son pays par Poutine. Il a exprimé sa très grande lassitude et son besoin quasi vital de décrocher parfois de l'actualité. Ce sentiment est partagé par beaucoup d'Estoniens dont certains se demandent, me disait-il, s'ils ne devront pas quitter le pays. Il a encore expliqué que cette forme de découragement était aussi liée à une prise de conscience que le parapluie de l'OTAN pourrait ne pas les protéger comme ils l'ont d'abord cru. J'ai senti une grande gravité dans ses propos, la menace russe reste plus que jamais présente et le risque d'une guerre portée contre les Pays Baltes est bien réel.
J'ai quitté la maison d'Indrek sous un beau soleil et une brise fraîche très agréable. J'ai rejoint doucement le centre de Tartu. J'ai grimpé sur Toomemägi, la colline de la vieille cathédrale, de ses installations universitaires et de ce vieux parc si paisible. Je suis redescendu sur la Place de l'Hôtel de Ville pour ensuite déambuler dans les très beaux Jardins botaniques de l'Université.
J'ai traversé la rivière Emajögi pour suivre cette longue rue qui file vers le nord et conduit au Musée National, là où se trouvait une importante base aérienne soviétique.
J'ai refait avec plaisir la visite de ce musée, dont le billet d'entrée permet d'afficher à la demande les cartels dans sa langue. La partie la plus importante raconte la vie sous le régime communiste pour surtout en montrer les absurdités. Je me suis davantage attardé autour d'installations adjacentes à l'allée principale qui rendent compte dans des petites vitrines rassemblant des objets personnels, les destins singuliers de diverses personnes durant cette époque. Un aviateur qui collectionne les médailles militaires, une jeune fille déportée à 13 ans en Sibérie et qui survit grâce au chant et à l'amitié avec deux autres filles, une femme qui se débrouille pour récupérer de beaux tissus en Finlande et coudre ses vêtements, ce jeune couple qui se marie heureux qu'on lui offre trois séries de six beaux verres.
J'ai ensuite fait un tour à l'exposition temporaire consacrée aux Estoniens Suédois, une population issue de la colonisation de l'Estonie par la Suède au XVIe siècle et qui constitue une petite minorité. Celle-ci est encore un peu présente dans les îles du golfe et Riga, en particulier à Hiiumaa où je me rendrai dans quelques jours, son dialecte est aujourd'hui menacé de disparition.
J'ai fini par un repas pris dans le beau restaurant du musée, cette-fois bien peuplé, contrairement à l'an dernier où je m'étais retrouvé en être l'unique consommateur.
Je suis reparti de Tartu ce matin et j'écris ces lignes depuis Narva où je suis arrivé en fin d'après-midi.
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