Narva

Publié le 11 juin 2025 à 10:21

Le lac Peïpous est une immense étendue d'eau qui sépare l'Estonie de la Russie. C'est là, en avril 1242, sur ses eaux gelées, que les chevaliers teutoniques sont défaits par les russes. Naîtra plus tard de cette bataille la légende d'Alexandre Nevski, le prince de Novgorod triomphant, devenu un saint orthodoxe et aujourd'hui encore figure majeure de l'imaginaire russe.

Pour aller de Tartu à Narva, la ville la plus à l'est et au nord de l'Estonie, j'ai longé le lac Peïpous sur quelques dizaines de kilomètres. J'ai fait un premier arrêt à Palamuse, la ville natale du romancier Oskar Luts très populaire en Estonie. Malheureusement le musée qui lui est consacré, avec une reconstitution de l'école fréquentée par le grand homme à la toute fin du XIXe siècle, était fermé. Le long du lac j'ai ensuite pris une pause déjeuner dans le petit village de Kallaste, endormi en ce dimanche. Plus au nord, je faisais une dernière halte à Mustvee où les familles se promenaient malgré des essaims de moustiques qui m'ont rapidement conduit à quitter les lieux. J'arrivais à Narva en fin d'après-midi.

Lundi dernier, il a copieusement plu toute la journée. Je suis quand même sorti de bonne heure pour marcher vers le nord de la ville, d'abord sur le sentier qui surplombe le bastion et se poursuit sur 500 mètres pour redescendre ensuite sur la partie aménagée le long de la berge du fleuve. Je suis alors reparti en sens inverse, vers le sud jusqu'à l'île de Kreenholm qui abritait de grandes usines textiles créées sous l'Empire russe et fermées définitivement en 2010. 

Durant cette petite heure de marche, passant en contrebas du château de Narva, j'avais tout loisir de regarder l'autre côté, cette Russie si proche et si banale sous la même pluie drue, sans âme qui vive à observer. La forteresse d'Ivangorod m'est apparue aussi vide que l'an dernier. 

Je suis passé sous le pont qui relie les deux pays, dorénavant uniquement accessible aux piétons, nombreux hier matin à attendre leur passage au poste frontière avec leurs cirés détrempés ou leurs parapluies ruisselants. Par petites grappes les gens se croisent sur le pont, tirant derrière eux leurs valises.

Ensuite en m'approchant de Kreenholm, j'ai découvert une facette de Narva que je n'avais pas vue l'an dernier avec l'usine hydro-électrique côté russe, d'imposants bâtiments industriels délabrés en brique rouge, le pont du chemin de fer à voie unique désaffecté, des cités d'habitations décrépites, la Maison de la culture des travailleurs du textile Vasily Gerasimov, construite en 1957 et délaissée aujourd'hui. En revenant vers la ville, juste après avoir de nouveau franchi la voie ferrée sur une passerelle métallique, je suis passé devant la cathédrale orthodoxe de la Résurrection, érigée entre 1890 et 1898 pour l'édification religieuse des ouvriers de Kreenholm.

J'ai orienté ma marche vers l'est de la ville avec l'intention de me mettre à l'abri dans un centre commercial et de manger un morceau. J'ai pris un café avec une pâtisserie dans un café assez cosy et adjacent à une vaste librairie. Je m'attendais à y trouver majoritairement des ouvrages en russe, or la plupart des livres étaient en estonien. Je reste interrogateur sur la question linguistique car si je n'entends parler que russe, les indications écrites, les panneaux, les placards publicitaires sont exclusivement en estonien. Quelle est la réalité du bilinguisme dans cette région ? Quelles sont les évolutions dans les pratiques langagières des jeunes par rapport à celles des plus anciens ?

J'ai hésité à retourner au musée du Château de Narva puis finalement je me suis décidé, d'autant que c'était une activité au sec. Cela m'a permis de me remettre dans l'histoire de cette ville qui a connu de nombreuses batailles au cours du temps. À partir du XVIIe siècle, sous l'impulsion des Suédois, une ville baroque s'est développée et a prospéré. Des photos d'avant guerre témoigne de la beauté qu'elle affichait encore à cette époque. Le visage qu'elle donne à voir aujourd'hui est celui légué par l'ère soviétique, les russes l'ayant presque totalement détruite sous les bombardements en 1944 puis reconstruite de façon planifiée et impersonnelle. Le château avait été lui aussi presque anéanti, son apparence actuelle étant le résultat de gros travaux de réhabilitation achevés en 2018.

Avant de filer vers Tallinn, j'ai voulu aller hier matin à Narva-Jõesuu qui se trouve à une dizaine de kilomètres de Narva, juste à l'embouchure du fleuve. C'est une ancienne ville de villégiature où l'on voit encore de belles maisons. Je suis descendu sur la plage et pour la première fois de ce voyage j'étais face à la mer Baltique, à une centaine de mètres de la partie russe. Un petit bateau de pêche rentrait de ce côté-là. Un monticule de pierres dissuade de sortir du territoire estonien. L'été, quand il fait chaud, ce doit être un endroit agréable pour les bains de mer comme en attestent les bancs et les cabines de plage peintes en bleu.

À une quinzaine de kilomètres vers l'ouest est établie l'étonnante ville de Sillamäe. On est d'abord surpris par ses immeubles d'habitations plus beaux qu'ailleurs et avec de petits embellissements sur les façades, ses petits parcs et un front de mer aménagé pour la promenade. C'est au musée local que j'ai découvert la longue et  singulière histoire de cette cité, en particulier grâce aux explications circonstanciées d'un guide. Fondée au début du XVIe siècle par l'ordre livonien (teutonique), Sillamäe a d'abord été un village de pêcheurs. Vers 1850, surtout à la faveur de la construction du chemin de fer vers Saint-Pétersbourg, c'est devenu une station balnéaire prisée. À partir de 1928 la découverte de schistes bitumineux a marqué le début d'une exploitation industrielle du pétrole dont les usines pouvaient en traiter quotidiennement jusqu'à 1000 tonnes à l'aube de la Seconde Guerre mondiale. En 1941 les installations ont été détruites par l'Armée rouge en retraite face aux Allemands. 

La présence d'uranium a conduit les autorités soviétiques a lancer en 1946 le projet secret de construction du Kombinat n°7 pour l'extraction du minerai et son enrichissement, indispensables au programme nucléaire de Moscou. Sillamäe est alors devenue un cité fermée et interdite. De nombreux condamnés et prisonniers de guerre ont été amenés ici pour travailler dans les pires conditions. Les cadres et ingénieurs bénéficiaient de privilèges en matière de logement et de niveau de vie.

Jusqu'en 1989, date à laquelle l'exploitation s'est arrêtée, les déchets toxiques se sont accumulés dans un bassin en bordure de de la mer Baltique. D'importants travaux de traitements, de protection et de confinement ont dû être conduits de 1998 à 2008.

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